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Du grand art ….« Mon amie, c’est la finance »

Pour réussir un hold-up, laissez faire les professionnels ! Trois journalistes racontent comment les banquiers français ont roulé gouvernement et Parlement dans la farine sous vos yeux. Du grand art ! Extrait.

 

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Le Parlement tiraillé
Le 30 janvier à 9 heures, les banquiers ouvrent le bal des auditions à l’Assemblée nationale. Pour percevoir l’humeur du moment, les députés sont venus en nombre dans la salle 63 50. L’auditoire est composé de Jean-Paul Chifflet, président du Crédit agricole et devenu président de la FBF en septembre 2012, de Frédéric Oudéa, ainsi que de Jean-Laurent Bonnafé. Tous se sont positionnés à la droite du président de la commission, Gilles Carrez.

Un par un, ils entament des exposés lénifiants et conservateurs. Jean-Paul Chifflet ouvre le bal : “Les vraies raisons de la crise de 2008 sont liées à l’immobilier, l’accumulation d’actifs risqués et la faiblesse de régulateurs nationaux, ça n’a rien à voir avec la séparation des activités bancaires ! Cette réforme n’était ni urgente ni prioritaire !” juge-t-il. Il met en garde : “Attention ! Cette loi aura un impact sur le financement de l’économie et la présence des banques françaises dans le monde.”

Frédéric Oudéa et Jean-Laurent Bonnafé sont moins véhéments et appellent au statu quo : “Vous bâtissez une loi pour le futur et en l’état, elle sauve l’essentiel : notre capacité à travailler avec nos clients, à aider les entreprises et l’Etat à emprunter sur les marchés. N’allez pas casser la croissance en Europe quand celle-ci risque un gros décrochage. […] Il faut des banques fortes”, assène le premier. “Le secteur bancaire français a raisonnablement passé la crise. La loi telle qu’elle est paraît équilibrée”, admet le second.

L’aveu du président de la Société générale
Interloquée, Karine Berger prend alors la parole : “Je suis un peu étonnée, j’ai l’impression que vous n’êtes pas spécialement gênés par cette loi.” Elle n’en reste pas là et demande notamment aux trois banquiers de bien vouloir lui communiquer la part du produit net bancaire (PNB) due aux activités qui seront filialisées aux termes du présent projet de loi. Elle n’est pas sans savoir la réponse mais cherche à obtenir une déclaration publique d’un banquier.

C’est Frédéric Oudéa qui répond, les autres préférant se taire. “Cela représente entre 3 et 5 % de nos activités de BFI, qui représentent elles-mêmes 15 % des revenus totaux de la banque.” Stupeur dans la salle : 5 % de 15 %, cela fait 0,75 % des revenus totaux de la banque. “Alors cela veut dire que 99 % de vos activités ne seront pas concernées par la loi ?” rétorque un député. Réponse d’Oudéa : “Ce sera au superviseur d’en décider, moi je n’en sais rien.”

Le mal est fait. Car évidemment, la question était sur toutes les lèvres : à quoi sert cette loi si elle ne concerne que 1 % de l’activité des banques ? “Je vous félicite, messieurs, d’avoir si efficacement négocié la limitation de la filialisation de 0,75 % à 1 % de votre chiffre d’affaires, et d’avoir eu la franchise de reconnaître ce chiffre devant la représentation nationale”, lance le député socialiste Pascal Cherki, avant d’ajouter : “il nous faudra réfléchir à une filialisation plus poussée, en concertation avec vous”. “Vous auriez pu au moins faire semblant d’être gênés, surenchérit le député communiste Nicolas Sansu. Le 6 mai, j’ai cru que l’on allait véritablement séparer les banques commerciales des banques de marché ; c’était compter sans votre force de conviction. Manifestement, son titre est un abus de langage : il ne s’agit pas d’une séparation en bonne et due forme puisque la banque commerciale et la banque de marché continueront de coucher dans le même lit.” Les députés se rendent compte que les curseurs de la loi ont été placés à l’emporte-pièce.

Dans la foulée, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, et la secrétaire générale de l’ACP, Danièle Nouy, se présentent devant les députés. Courtoisement, le président de la Commission des finances UMP, Gilles Carrez, confie au gouverneur l’étonnement de la salle quelques minutes plus tôt quand Frédéric Oudéa a annoncé que “les opérations pour compte propre à caractère spéculatif ne représenteraient que 1 % de son chiffre d’affaires”. Il lui demande de confirmer ce chiffre.

Réponse gênée de Christian Noyer : “Je peux vous confirmer que euh… en moyenne les actifs qui seraient cantonnés si le projet de loi était voté seraient aujourd’hui de 3 %. Et au maximum de 5 à 10 % pour les banques les plus exposées.” “Vous parlez du pourcentage du produit net bancaire total ou de celui de la BFI ?” reprend Karine Berger. “Pour moi c’était l’ensemble des activités, mais je vais vérifier cela…” Moment d’hésitation. Christian Noyer se penche vers Danièle Nouy, puis se redresse : “Vous avez raison, c’est bien de la BFI”, finit-il par reconnaître. Les députés hallucinent. Le gouverneur de la Banque de France relativise : “Si les activités visées par le projet de loi ne représentent qu’une faible proportion de celles des banques françaises, je m’en réjouis. Cela signifie que celles-ci ont tiré des leçons de la crise !” Facile… puis il persiste et signe : “Il y a de bonnes raisons de laisser l’activité de tenue de marché dans la banque, par exemple ne pas casser le financement de l’économie, qui devrait être le but à atteindre, et ne pas livrer l’Etat français, dont les banques tiennent le marché de la dette, pieds et poings liés aux quatre grandes maisons de Wall Street.” Et Gilles Carrez de voler au secours du gouverneur : “Un non- spécialiste pourrait juger dérisoire de légiférer sur une activité qui ne représente que 1,5 % du produit net bancaire. Il pourrait aussi en déduire que le projet de loi sera sans portée, ce qui serait un raisonnement sommaire : sur d’autres sujets, on légifère pour un cas sur 10 000 ! Cessons de nous focaliser sur les chiffres.”

L’après-midi, Pierre Moscovici vient délivrer le message du gouvernement à la Commission. Ayant pris connaissance des craintes des députés nées lors de la matinée sur le risque de voter une loi sans impact pour les banques, il assure devant les parlementaires que lui et ses services veilleront “à ce que la tenue de marché ne masque pas les activités spéculatives”. Il fait tout de même appel au pragmatisme des députés : “On ne peut dire que la tenue de marché dans son ensemble soit nocive au financement de l’économie.”

Il est 19 heures et la salle se vide. Mais la Commission doit encore assurer une audition. Seulement huit députés restent pour accueillir les deux premiers experts “pro-scission” : Jean-Paul Pollin et Laurence Scialom. Sentant certains de ses camarades fatigués, Gilles Carrez demande à ses deux invités d’avoir “l’amabilité de faire court”. Il ne sera pas entendu par Jean-Paul Pollin qui va développer un long exposé sur la vulnérabilité des banques françaises, citant notamment une effrayante étude de l’OCDE, qui “conclut que parmi les huit banques dont la distance au défaut est la plus faible, quatre sont françaises”. Plus concis et structurés, les propos de Laurence Scialom vont droit au but : “Le projet de loi est à mon sens insuffisant”, juge-t-elle. “Le problème vient de la définition de l’utilité de l’activité. Aux termes du projet, les 750 milliards d’euros de produits dérivés de BNP Paribas restent par définition du côté non filialisé ! Or c’est cela qui alimente les interconnexions entre les banques”, invective l’universitaire devant une salle quelque peu usée par la journée d’auditions.

Elle ajoute : “La garantie publique a permis un développement explosif des dérivés de crédit, en déconnexion par rapport à l’économie réelle. Il ne s’agit pas d’opérations utiles au financement de l’économie : la plupart de ces transactions se font entre intermédiaires financiers. […] On ne peut pas se contenter de définir l’utilité comme le rapport avec un client, car toute opération se fait avec un client, une contrepartie”, tente-t-elle d’expliquer, avant d’alarmer les députés : “Il ne faut pas de faux-semblants, et si l’on ne sépare pas plus que ce qui est prévu dans le projet de loi, il faut retirer de son intitulé le terme “séparation”. C’est une question de transparence du législateur vis-à-vis du citoyen. Il faut être sérieux.” Le message est passé. Les députés Valérie Rabault (PS), Karine Berger, Eric Alauzet (EELV) et Pierre Alain-Muet prennent note sans pour autant rentrer dans le débat technique. Gilles Carrez lève la séance.

La semaine suivante, le mardi 5 février, Thierry Philipponnat est auditionné seul – bien que les amendements des députés socialistes membres de la Commission des finances soient déjà élaborés. L’audience dans la salle est à peine plus importante que pour les deux économistes qui l’ont précédé. Reste qu’avec ceux qui sont présents, le climat est tendu. Echaudés par “l’extrême virulence”, selon l’un d’entre eux, du secrétaire général de Finance Watch envers le projet de loi, les députés socialistes sortent les crocs.

Karine Berger accroche l’ancien trader sur le rapport Liikanen, qu’elle n’interprète pas de la même manière, Valérie Rabault le reprend froidement à plusieurs reprises sur certains termes, alors que Sandrine Mazetier affirme carrément que Finance Watch prône le modèle de Goldman Sachs. “Or personne, sur les bancs de la majorité, et en tout cas au groupe socialiste, ne souhaite que le modèle d’organisation du système bancaire français, ou même européen, soit calqué sur le modèle anglo-saxon, et encore moins sur celui de Goldman Sachs”, assure-t-elle. Surprenante accusation contre une ONG dont l’objet même est d’être le garde-fou des bonnes pratiques financières. Réponse de Thierry Philipponnat : “Comme vous pouvez l’imaginer, Finance Watch a fait l’objet de nombreuses critiques, mais je n’avais encore jamais entendu que notre association soutenait le modèle Goldman Sachs. Une telle accusation est tellement surréaliste que je ne sais même pas par quel bout la prendre.”

Avant de subir les foudres des députés, Thierry Philipponnat avait introduit son allocution par des propos constructifs : “Il ne faut pas avoir honte de séparer des activités, explique-t-il, car séparer ce n’est ni juger ni dire que c’est néfaste, ni ostraciser. Séparer revient juste à reconnaître la nature différente d’une activité.”

Il prévient également sur les risques encourus si la loi n’était pas modifiée en profondeur : “Le projet de loi prétend offrir une protection aux contribuables et aux déposants, mais les protège insuffisamment. En raison du poids considérable des banques dans l’économie française, le contribuable français devra payer si un problème survient.”

A ceux qui craignent d’affaiblir un secteur créateur de richesse, il répond : “Certes, les intérêts privés sont légitimes, et d’ailleurs indispensables pour faire tourner l’économie, mais ils deviennent néfastes quand ils tendent à capturer l’intérêt général. C’est ce qui est arrivé avec les produits dérivés, qui sont le plus important vecteur d’interconnexion des banques entre elles, et donc le principal facteur de fragilisation du système. S’ils continuent à se développer, au point d’atteindre des proportions n’ayant plus rien à voir avec l’économie réelle, c’est tout simplement en raison du soutien implicite qu’ils reçoivent de la part de la puissance publique”, conclut-il avec véhémence. Sans pour autant persuader le public présent dans la salle.

Des députés volontaires… mais sans marge de manœuvre
Mais les auditions semblent tout de même avoir éveillé la suspicion de certains députés très investis. C’est principalement l’aveu de Frédéric Oudéa, ainsi que l’opacité entretenue par les banques, au nom du secret des affaires, qui a marqué les esprits. Le 2 février, les socialistes déposent près de 220 amendements au projet de loi. Apprenant la nouvelle, les banquiers français fulminent. Le mardi 5, ils prennent rendez-vous avec Karine Berger. Puis, direction Bercy pour convaincre la garde rapprochée de Pierre Moscovici. Le sujet de la discorde ? La tenue de marché évidemment.

Certains amendements inquiètent les banquiers : l’un, porté par Laurent Baumel, propose d’instaurer des indicateurs qui permettraient de distinguer dans la tenue de marché le bon grain de l’ivraie.

L’ACPR devant ensuite décider quelles activités doivent être filialisées. Pour appuyer cette initiative, Karine Berger souhaite intégrer un deuxième amendement qui rendrait le cantonnement obligatoire dès que ces activités de tenue de marché dépassent un certain montant.

Les banquiers français sont nerveux à l’idée que la version initiale à laquelle ils ont ardemment participé soit ainsi modifiée. Ils savent que si ces activités sont filialisées, elles seront plus chères car elles ne seront plus garanties par l’Etat. Ce qui ne leur permettra plus, selon eux, d’être compétitifs face à Goldman Sachs et autres JP Morgan.

C’est le grand retour de l’argument souverainiste : les banques expliquent que si le placement de la dette française, qui fait partie de l’activité de tenue de marché, se fait par des banques anglo-saxonnes uniquement, on ne répond plus de rien. L’argument est si fort que Bercy songe à demander au groupe socialiste de retirer les deux amendements de la discorde.

Mais l’ordre va venir de plus haut. Le mardi soir, Karine Berger reçoit un coup de téléphone pour le moins surprenant : c’est le secrétaire général adjoint de l’Elysée Emmanuel Macron, qui se tient informé depuis le début du déroulé des opérations. Elle ne répond pas. Il lui laisse un message la sommant de ne pas déposer les amendements concernant la tenue de marché. Elle le rappelle le lendemain midi, juste avant l’examen public des amendements en Commission des finances. Il lui réitère sa demande. “Trop tard ils sont déjà partis”, lui répond-elle. “Dans ce cas, retire-les en séance”, rétorque-t-il. “Impossible”, explique Karine Berger, car ces amendements font partie intégrante d’un accord de groupe négocié avec Europe Ecologie Les Verts (EELV). Le PS ne doit surtout pas prendre le risque que le débat se retourne contre lui. Ce serait politiquement désastreux.

En commission, l’amendement de Laurent Baumel, le chef de file du groupe PS sur le projet, est adopté. Il vise plus concrètement à définir précisément la tenue de marché, avec des critères objectifs, afin que les banques n’y dissimulent pas des opérations en réalité spéculatives, effectuées pour leur propre compte et non pour leurs clients comme elles l’assurent. Plus facile à dire qu’à faire, rappelait Thierry Philipponnat lors de son audition : “Aux Etats-Unis, la Volcker Rule tente justement de distinguer [dans la tenue de marché] la pure rémunération de service au client et les effets des décalages de cours, mais les Américains ont fini par se perdre dans ce débat. En effet, dans la réalité, il est normal qu’un teneur de marché bénéficie ou pâtisse des décalages de cours. Tenter d’opérer une distinction ne mène donc nulle part. La différence entre les deux activités est ténue.”

L’autre amendement, porté par Karine Berger, comporte une avancée potentielle. Il donne la possibilité au ministre de l’Economie de fixer, par arrêté et après avis de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, un seuil au-delà duquel les activités de tenue de marché des banques devront être filialisées. Ce qui reporte de facto à plus tard la décision de la France sur le cœur de la loi.

Les amendements sont adoptés. Satisfait, un conseiller de Pierre Moscovici déclare au journal Le Monde : “Ces amendements respectent la philosophie du projet de loi. La tenue de marché est essentielle pour garantir le financement des emprunts de l’Etat et des entreprises et doit rester dans les banques. Mais oui, il paraît opportun de s’assurer qu’il n’y a pas de spéculation cachée. Quant au seuil, il n’est pas aberrant que le politique garde la main !” Certes, mais on imagine mal un ministre imposer a posteriori un changement de modèle économique profond à un secteur aussi puissant.

Sur le fond, peu de choses changeront ensuite sur la partie de la loi consacrée à la tenue de marché jusqu’à son adoption définitive. Ce, malgré la mobilisation de parlementaires investis et de la richesse des débats en séance publique. La faute à un gouvernement qui n’était pas prêt à lâcher grand-chose et qui a donné des consignes strictes. Un député socialiste explique : “Les consignes de Bercy nous disent qu’il faut voter la loi, sous peine d’avoir des soucis aux prochaines élections. Et puis, il y a un million de personnes dans la rue contre la loi pour le mariage pour tous, et personne contre la loi bancaire. Alors à quoi bon…” Un autre député socialiste, Jean Launay, dira publiquement en séance à Pierre Moscovici : “Le Titre I de ce projet de loi concerne la séparation des activités utiles au financement de l’économie des activités spéculatives. Vous auriez pu décider de les scinder, Monsieur le Ministre. Tel n’a pas été votre choix, et je le regrette, mais je me rangerai par discipline à la position du groupe.” Tout est dit.

Des députés de la majorité auront donc essayé d’infléchir le cours de la loi. Avec très peu de succès. “Hélas ! en France, Monsieur le Ministre, “ce que banquier veut, banquier a”…”, a regretté Jean Launay, député socialiste du Lot, en s’adressant au ministre de l’Economie, Pierre Moscovici, lors de l’examen du projet de loi en deuxième lecture, mercredi 5 juin 2013. “Sombre tableau que la situation de notre paysage bancaire ! Notre projet de loi apporte les premières solutions, mais nous sommes encore loin des préconisations de l’OCDE, du FMI, de nombreux anciens banquiers, de prix Nobel, et même des libéraux”, constatait-il avec dépit.

“Plusieurs membres influents de l’Inspection des finances veillent à ne surtout pas égratigner la fabuleuse poule aux œufs d’or pour dirigeants que sont nos méga-banques. N’oublions pas que c’est l’équivalent d’une promotion de l’ENA – près de quatre-vingts personnes – qui dirige désormais les quatre banques françaises soumises au risque systémique, allant y faire fortune après ne les avoir surtout pas réformées… Alea jacta est pour la séparation. Puissions-nous au moins, au cours de cette deuxième lecture, poursuivre l’amélioration du mécanisme de résolution pour lui donner plus de transparence, afin de garantir en pratique l’intégralité des dépôts des Français”, espérait-il.

Mais le débat parlementaire aura aussi montré que la question s’était posée à la précédente majorité, vite étouffée, là encore : sous la pression des banques. Pierre Lellouche, ex-secrétaire d’Etat au Commerce extérieur sous la présidence de Nicolas Sarkozy et député UMP de Paris, l’a en effet révélé dans l’Hémicycle, mardi 12 février 2013 : “Je vais vous faire une confidence, Monsieur le Ministre : lorsque j’étais à Bercy, au milieu de cette crise, à un poste certes moins éminent que le vôtre, j’avais proposé au gouvernement et au président de la République de l’époque d’introduire dans notre droit une loi Glass-Steagall à la française. Immédiatement, je me suis vu opposer par les milieux concernés l’argumentaire que vous développez aujourd’hui”, se souvient-il.

“Et l’argument est, en effet, en partie fondé : oui, les banques françaises ont mieux résisté que les autres. Mais elles n’en ont pas moins bénéficié d’une injection massive de plus de 26 milliards d’euros d’argent public au plus fort de la crise, précisément parce que le risque systémique était là, chez nous aussi, et que le président Sarkozy n’avait qu’une idée : stopper la contagion et sauver les épargnants français.

Oui, ces banques existent au premier rang à l’international parce qu’elles mêlent les deux métiers et qu’une séparation absolue renforcerait sans doute les banques d’affaires américaines, alors même que ni les Etats-Unis sous Obama avec la loi Dodd-Franck, ni les Allemands n’ont procédé à pareille réforme.

Mais oui également, et c’est sur ce point que je ne partage pas votre avis, ni celui d’un certain nombre de mes éminents collègues de l’UMP, seule la séparation totale entre les activités de dépôt et les activités de marché, par essence spéculatives, est susceptible de protéger la collectivité et l’économie française du risque systémique qu’engendrent les pratiques actuelles de la finance internationale. Sans cette séparation, c’est le contribuable qui, en définitive, vient au secours des banques selon la formule des Américains : “Main Street vient au secours de Wall Street””, détaille avec conviction Pierre Lellouche. Avant de conclure sobrement : “Après avoir étudié dans le détail votre projet, Monsieur le Ministre, et sans a priori idéologique, qu’il ne change fondamentalement rien à la maladie du capitalisme-casino.”

Les propos de ces deux députés méritaient qu’on s’y arrête : oui, le constat des bénéfices de la séparation bancaire a été fait, oui, il a rencontré des oppositions. Oui enfin, des doutes sérieux ont été exprimés sur le résultat de cette loi.

En revanche, concernant la spéculation sur les matières premières agricoles, que le projet de loi ne traitait pas sur le fond, trois amendements imposant plus de transparence et limitant les prises de positions excessives sur les marchés ont été adoptés. Ce qui représente certes une avancée.

Mais au nom de la fameuse utilité pour le client, une banque peut toujours créer un fonds de placement indexé sur des indices de marchés de matières premières agricoles et le vendre à un tiers. “Le recours à ce type d’outil financier a un impact important sur les prix des matières premières agricoles et donc sur la faim dans le monde”, déplore Clara Jamart, responsable plaidoyer sur les sujets de sécurité alimentaire d’Oxfam. Habile, cette ONG a trouvé la technique pour soumettre les banques. Plutôt que d’attendre une hypothétique mesure législative, elle a lancé en février une campagne intitulée “Banques, la faim leur profite bien”. Très soucieuses de leur image, les banques ont réagi illico : BNP Paribas s’est engagée à fermer certains de ses plus grands fonds indiciels, et la Société générale à les suspendre et à ne plus en créer.

Malgré tous ces motifs d’insatisfaction, une éclaircie va toutefois apparaître. Grâce aux travaux des parlementaires, un volet complètement oublié du projet de loi va lui être intégré : la transparence dans les paradis fiscaux. En ce sens, la loi française va jouer un rôle précurseur. Légiférer sur ce sujet était soit dit en passant un engagement de François Hollande.

Avant la première lecture du texte à l’Assemblée, Eric Alauzet (EELV) propose des amendements qui instaurent davantage de transparence des groupes bancaires français dans les pays où ils sont implantés. Le député contextualise : “Un quart des filiales des douze plus grands groupes bancaires sont implantées dans des territoires opaques ; les seuls établissements français comptent 460 filiales à l’étranger. Cela pose des problèmes d’évasion fiscale, de corruption, de biens mal acquis. Les informations relatives aux effectifs en personnel et au chiffre d’affaires permettraient de savoir si les filiales développent des activités risquées, susceptibles de menacer l’ensemble du système bancaire, mais une véritable lutte contre l’évasion fiscale nécessiterait des informations complémentaires.”

Pour lutter contre ce type de pratiques, il propose que les banques soient obligées de rendre publics leur PNB et le nombre de personnes employées pays par pays ainsi que la liste de leurs filiales à compter de l’exercice 2013 et pour publication à partir de 2014.

Si Eric Alauzet aurait bien volontiers “ajouté d’autres critères, tels que le bénéfice net ou les impôts versés, qui permettraient réellement de cibler la fraude fiscale”, Pierre Moscovici tempère ses ardeurs : “Prenons garde à ne pas arrêter une liste trop longue ni trop détaillée d’informations à exiger des banques.” Gilles Carrez est lui réticent : “Nos banques, notamment grâce à des stratégies d’acquisition externe, ont consolidé l’emploi en France : le fait d’être les seules à devoir livrer à la concurrence des données précises sur leurs forces et leurs faiblesses risque assurément de les fragiliser. Nous devons nous garder de créer des distorsions de concurrence dont pâtiraient nos banques.” L’amendement à deux critères (chiffre d’affaires plus effectifs) est adopté.

L’initiative française fait des émules. Avant même que le Sénat n’examine le texte de loi, les députés européens votent un article qui demande aux banques européennes de donner à partir du 1er janvier 2015, sur une base pays par pays, cinq critères : le montant du chiffre d’affaires qu’elles réalisent, le nombre d’employés, les profits réalisés, les impôts payés et les subventions publiques reçues. Bingo ! L’occasion est trop belle pour le Sénat qui s’empare des critères européens et les intègre à la loi bancaire française en première lecture. La crise chypriote qui a éclaté a clairement remis le sujet des paradis fiscaux sur le devant de la scène. Et que dire de l’“affaire Cahuzac”, qui avouera le 2 avril posséder un compte à l’étranger. C’est dans ce contexte que l’Assemblée nationale entérinera en deuxième lecture l’initiative du Sénat. Si aucune sanction n’est prévue dans la loi pour les banques pratiquant ce qui s’apparente à de l’évasion fiscale, cette obligation de transparence est une grande victoire pour des ONG comme CCFD-Terre solidaire, qui luttaient depuis plus de dix ans pour que ces critères soient pris en compte.

Rien ne change, ou presque, pour les banques
Le 17 juillet, l’Assemblée nationale adopte officiellement le projet de loi de réforme bancaire. Les députés socialistes, écologistes et radicaux de gauche ont apporté à main levée leurs suffrages au projet, les élus du Front de gauche préférant s’abstenir par “sentiment d’inachevé”, comme l’UDI. L’UMP a voté contre. Dans le même temps, des rumeurs courent. Elles disent que le Crédit agricole et BPCE n’auront même pas besoin de créer de filiale tant le poids des activités visées par la loi est faible dans leur bilan. Ce qui sans être une surprise est un nouveau révélateur de l’innocuité de la loi. Au pupitre de l’Assemblée, le député de la Réunion, Thierry Robert, le regrette : “Quand on sait que deux des quatre grandes banques systémiques françaises envisagent de ne pas mettre sur pied une filiale, on peut raisonnablement se demander si la séparation telle qu’elle est envisagée sera bien utile. Le gouvernement rétorque que le but sera atteint car les banques arrêteront leurs activités spéculatives. Après deux siècles de tentatives infructueuses, le politique aura-t-il enfin maîtrisé la finance ? D’un coup de fronde, une loi, David aurait-il vaincu Goliath ? Le plus probable, c’est qu’en réalité les établissements bancaires continueront tout simplement leurs activités spéculatives au sein des banques de dépôt.” Glacial mais terriblement juste…

A l’avenir, un élément pourrait changer la donne. Et il est entre les mains de Pierre Moscovici, à qui la loi confère effectivement la possibilité de fixer un seuil au-delà duquel la fameuse “tenue de marché” devrait basculer dans la filiale.

Mais pendant ce temps, les banques s’organisent. Si BNP Paribas et Société générale opteront bien pour la filiale, qui devra être créée avant le 1er juillet 2015, ce ne sera pas le cas pour les deux autres grandes banques systémiques françaises. “Nous n’envisageons pas de créer une filiale cantonnée, car nous ne pensons pas avoir aujourd’hui d’activités entrant dans ce cadre”, affirme le 18 septembre aux Echos Laurent Mignon, directeur général de Natixis. “En 2008, le compte propre représentait environ 20 % de l’activité de la banque de grande clientèle de Natixis. Aujourd’hui, nous n’en avons plus, puisque nous avons changé notre modèle et que nos activités de marché viennent intégralement en support de nos activités clientèle”, explique-t-il.

Même ligne pour la BFI du groupe Crédit agricole, Cacib, dont une porte-parole précise : “Telle que la loi est rédigée, le groupe Crédit agricole SA n’a pas besoin de créer de filiale de cantonnement. S’agissant des activités concernées par la loi, nous ne les exerçons plus ou elles sont gérées en extinction.”

Toujours dans Les Echos, le 8 octobre, BNP Paribas dévoile le périmètre de sa filiale… qui sera très étroit. “Au total, les activités pour compte propre représentent une part limitée de nos revenus, quelques pourcents”, confirme Alain Papiasse. “Une partie significative des revenus de cette filiale, environ la moitié, proviendra du trading algorithmique. Nous sommes un acteur mineur au niveau mondial dans ce domaine”, ajoute-t-il.

Et comme les “pro-scission” le prédisaient, les prêts aux fonds spéculatifs, pourtant un engagement du candidat Hollande, ne seront pas réduits ni séparés… car ils sont toujours garantis ! comme le confirme Alain Papiasse : “Notre activité avec les “hedge funds” n’a pas vocation à être séparée puisque les opérations que nous traitons sont systématiquement sécurisées par du collatéral. Et, s’agissant des “hedge funds”, tous les grands gestionnaires d’épargne dans le monde, comme les fonds de pension ou les assureurs, travaillent avec eux”, assure le banquier.

La journaliste des Echos imagine enfin à quoi ressemblera cette filiale. “Essentiellement à une salle des machines. La banque va transférer principalement des ordinateurs et des technologies. Il y aura plus d’ingénieurs que d’opérateurs de marché dans l’entité. La filiale gérera essentiellement des flux et des positions qui se soldent très vite et devrait donc être capitalisée à hauteur du niveau de risque opérationnel, soit quelques dizaines de millions d’euros.” Une miette pour la mégabanque française.

La France accouche donc pour l’instant d’une loi quasi vide. La promesse de François Hollande lors du discours du Bourget qui assurait vouloir remettre cet “adversaire”, qui a “pris le contrôle de nos vies” au service de l’économie réelle n’est plus. Les établissements bancaires français sont toujours aussi gros. Leur taille est suffisante pour être sous l’ombrelle du prêteur en dernier ressort et de la garantie publique, ce qui les arrange bien.

Les interconnexions entre ces établissements sont toujours aussi importantes : selon Finance Watch, “93 % de l’activité de tenue de marché sur les marchés de produits dérivés de gré à gré – soit l’immense majorité des produits dérivés, qui représentent douze fois le PIB mondial – est réalisée par des banques à l’attention de contreparties financières, et seulement 7 % avec l’économie dite “réelle””. Un choc sur un seul établissement risquerait de faire tomber tous les autres à la manière d’un château de cartes. Le contribuable devait être protégé de ce type de désagrément. Il devait être fait en sorte qu’il n’ait plus jamais à payer – ou même à garantir – les activités de casino des établissements financiers. Mais malheureusement, la stratégie du gouvernement a consisté, avec la bienveillance des banques et du Trésor, à séparer de l’activité de dépôt des activités qui n’existent pas ou quasiment pas.

Et ce, au nom de quoi ? Au nom de la solidité du modèle de banque universelle français qui aurait fait étalage de sa robustesse par le passé. Mais Nicolas Sarkozy n’avait-il pas annoncé un plan de sauvetage de 360 milliards d’euros le 13 octobre 2008 pour ces mêmes établissements alors qu’ils n’étaient pas à l’origine de la crise ? Certes les groupes bancaires n’ont au final pas eu besoin de la totalité des montants annoncés, mais le sujet n’est pas là. L’Etat français n’est aujourd’hui certainement plus capable de remettre sur la table un plan de sauvetage de cette ampleur. En somme, comme le dit Olivier Berruyer, “la classe politique refuse de voir l’urgence à agir, alors que, demain, tout peut de nouveau dérailler”. Et de citer Einstein : “La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent.”

(…)

Par Franck Dedieu, Mathias Thépot, Adrien de Tricornot

source : lenouveleconomiste.fr

Jamel Arfaoui
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