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Droit de grève ou prise d’otage ?

Par : Hager Ben Cheikh Ahmed ***

Le pays est paralysé depuis plusieurs jours par une grève sauvage des transports publics. Elle est sauvage car il n’y a pas eu de préavis,et parce qu’elle semble être illimitée. De ce fait elle ressemble plus à une « prise d’otage » ou les « ravisseurs » ne cèderont pas jusqu’à l’obtention de leurs revendications. On parle d’otage, car cette grève se répercute sur la société entière, travailleurs, étudiants, élèves et aura des conséquences fâcheuses sur plusieurs secteurs, essentiellement celui de l’enseignement, où le calendrier des examens est d’ores et déjà perturbé. Les universitaires par exemple qui escomptaient faire passer les examens cette semaine, et qui se déplacent quotidiennement sur leurs lieux de travail, seront dans l’obligation de faire des séances supplémentaires, voire même quelques jours de travail supplémentaires. Les travailleurs journaliers qui font parfois plusieurs kilomètres pour aller travailler, se trouvent privés de leur gagne-pain. Le personnel des hôpitaux qui doit prendre le relais sur leurs collègues. La liste est bien longue.

Dans d’autres contrées européennes, un tel problème aurait vite été dénoué. D’abord, parce qu’il y a des mécanismes juridiques qui empêchent une telle paralysie, mais aussi parce qu’il y a toujours des solutions, inventées justement pour ne pas aboutir à ce genre de situation : le co-voiturage en est une. Enfin, les pouvoirs publics prennent toujours des décisions afin que le citoyen lambda ne subisse pas les conséquences des caprices d’une corporation.

Certes, le droit de grève est un droit qui revêt aujourd’hui une valeur constitutionnelle, depuis la promulgation de la constitution du 26 janvier 2014. En effet, l’article 36 l’adjoint expressément à la liberté syndicale (alors qu’il ne l’était que de manière implicite dans la constitution de 1959 et dans l’article 107 bis du code pénal). Ce droit, bien que constitutionnellement garanti, peut conduire, s’il est utilisé de manière abusive, à paralyser les services vitaux de l’Etat, en prenant en otage les citoyens-usagers du service public, et en mettant l’Etat dos au mur. Justement, en raison des conséquences désastreuses auxquelles il pourrait conduire dans certains secteurs, le droit de grève ne doit pas être un droit absolu, mais conditionné dans son exercice par des limites objectives, liées à l’intérêt général. Car faisant face à cette liberté paralysante pour certains secteurs vitaux (transport, éducation ou service hospitalier), la continuité du service public est également un principe à valeur constitutionnelle (article 15 de la constitution de 2014). Comment dès lors concilier entre deux libertés contradictoires, et presqu’antinomiques car ne poursuivant pas les mêmes objectifs ?  La première a pour but de faire pression sur les pouvoirs publics, afin de leur arracher une décision en faveur de la corporation qu’elle représente, le second ayant pour but la préservation de l’intérêt général.

Même si l’ancien conseil constitutionnel tunisien, s’était orienté dans sa jurisprudence – pour des raisons évidentes – vers la priorisation du principe de continuité du service public, alors que celui-ci n’était pas constitutionnellement garanti à l’époque (du moins pas expressément), force est aujourd’hui de reconsidérer cette position à la lumière des textes promulgués. Car il ne s’agit pas de hiérarchisation entre une liberté et un principe, puisque tous deux ont une valeur constitutionnelle, mais de dire ou de fixer les limites de l’un et de l’autre, lorsque tous les deux se trouvent confrontés.

La jurisprudence française avait depuis quelques décades déjà résolu la question. D’abord, en considérant, le principe de continuité du service public comme un principe à valeur constitutionnelle (décision du conseil constitutionnel, affaire de la grève à la radio et à la télévision, juillet 1979) : « considérant que, notamment en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle, au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle; que ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service, dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays ».

Le Conseil d’Etat français s’orientera également en 1980 vers la même solution presque, mais en érigeant le principe, au rang des principes généraux de droit qui s’imposent à toute décision administrative (qu’elle soit réglementaire ou individuelle). Cette solution a été inspirée par le fait qu’en France, jusqu’à la date de cette jurisprudence, le législateur n’est jamais intervenu pour réglementer le droit de grève, et donc c’est une compétence qui a été laissée à la libre discrétion du chef de service, sous le contrôle du juge administratif. Le but étant d’éviter que la grève n’entraine un trouble grave à l’ordre public. Mais, la France connaitra plus tard des grèves paralysantes, notamment dans le secteur du transport, qui conduisirent à la possibilité de proposer des lois réglementant la grève, possibilité qui s’était heurtée à l’hostilité des syndicats. Ainsi, le législateur n’est intervenu que pour interdire la grève à certaines catégories (policiers, magistrats etc.), interdire la grève surprise ou la grève tournante, et l’obligation de maintenir un service minimum.

Le service minimum est justement la solution qui a été avancée par le législateur français pour résoudre les conflits entre le droit de grève et le principe de continuité du service public. Ainsi, la loi française n°84-1286 du 31 décembre 1984 organise un service minimum dans les services de la navigation aérienne, ou la loi n°2007-1224 du 12 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, ou encore la loi du 23 juillet 2008 sur le « service minimum d’accueil » des enfants en cas de grève des enseignants des écoles primaires, prévoient le maintien d’un service minimum en cas de grève. Par exemple pour le secteur de l’éducation primaire, les enseignants doivent faire un préavis de grève de 48h, pour permettre la mise en place d’un « service minimum d’accueil » des enfants. Pour le service de transport, il revient à l’autorité organisatrice des transports, en cas de grève, de définir les circuits prioritaires, ainsi que le niveau des services à maintenir (par exemple un bus sur trois, un train tous les ¼ d’heure au lieu de toutes les 5 minutes etc.), en tenant compte des besoins essentiels de la population (par régions, heures de pointe). Se prononçant sur la loi de 2007, le conseil d’Etat avait conclu, concernant les transports terrestres que « en l’absence de la complète législation annoncée par la Constitution, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d’exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d’en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l’ordre public ».

En l’absence d’une solution pareille en droit tunisien, et devant la masse de travail et des priorités qui pèsent sur la nouvelle assemblée des représentants du peuple, il échait à l’autorité administrative de mettre en place les mécanismes nécessaires pour limiter l’usage abusif du droit de grève, paralysant le service public et portant atteinte à l’ordre public et à l’intérêt général, sans pour autant méconnaitre le droit des syndicalistes d’exercer, dans les limites de la loi, leur droit constitutionnellement garanti. La réquisition annoncée hier pourrait être la solution pour dénouer le problème. Cependant, le risque existe que les employés réquisitionnés ne répondent pas à l’appel, car cela dépendra de leurs rapports avec leur syndicat et des objectifs de ce dernier. Dans ce cas, la compagnie pourra faire appel de manière temporaire à des chauffeurs contractuels, ou à des militaires pour débloquer la situation. Des solutions de fortune, mais rapides et efficaces à prendre donc, en attendant la mise en place de véritables mécanismes et d’une loi qui organiserait la grève dans les services publics et concilierait entre un droit et un principe, de primes abords inconciliables.

*** Juriste universitaire

 

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