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Tunisie : la dérive autoritaire s’installe

A l’heure où le prix Nobel de la paix 2015 est décerné à quatre organisations tunisiennes pour leur travail lors de la transition politique, la Tunisie s’engage sur la voie de la répression.  Libertés publiques en veilleuse, projet de loi anti-terroriste, retour de la peine de mort se mettent en place.

Le carnage commis dans un hôtel de Sousse le 26 juin a coûté la vie à 38 touristes, trois mois après la fusillade du Musée du Bardo. Le double drame a signifié à la Tunisie qu’elle était désormais le nouveau front d’une stratégie de déstabilisation revendiquée par l’État islamique. Les défis de la transition institutionnelle semblent loin et le pays s’installe dans un climat délétère. Un vocabulaire martial domine les discours politiques. « Nous sommes en guerre », martèle le chef de l’État, Béji Caïd Essebsi qui, le 4 juillet dernier, a justifié la proclamation de l’état d’urgence en avertissant que « si un troisième attentat survenait, l’État pourrait s’effondrer ». Dans ce contexte, comment un système démocratique à peine sorti de décennies d’autoritarisme résiste-t-il ?
En Tunisie, comme dans d’autres dictatures, la lutte contre le terrorisme, devenue un agenda mondial après le 11 septembre 2001, fournissait une justification en or aux violations des droits humains par un pouvoir qui ne les avait, en réalité, jamais respectés. Après le 14 janvier 2011, cette opposition entre sécurité et liberté semblait avoir vécu et la Constitution adoptée en janvier 2014 a été saluée comme un progrès substantiel, notamment parce qu’elle consacre tout l’éventail des principes fondamentaux, tels que la présomption d’innocence, les libertés d’expression, de réunion, de circulation…

LES LIBERTÉS MUSELÉES

Mais il faut bien plus qu’une Constitution pour transformer un régime. Or, en proclamant l’état d’urgence, le pouvoir a réactivé un décret de 1978, conçu pour mater un mouvement social dont la répression a fait plus de 200 morts. Il donne au ministre de l’Intérieur et aux gouverneurs des régions, le droit de suspendre le droit de réunion, de manifestation, de contrôler la presse, d’interdire une représentation théâtrale… en d’autres termes, sur un plan juridique, le régime des libertés publiques de l’époque la plus sombre de l’autoritarisme est rétabli, aussi longtemps que l’état d’urgence restera en vigueur.
Certes, ce même état d’urgence a été maintenu entre 2011 et mars 2014, mais dans un contexte bien moins tendu et moins propice aux dérives. Non seulement la dramatisation de l’enjeu et le choc post-attentat exacerbent les passions, mais dans l’administration, les forces de sécurité, les médias travaillent encore des gens qui ont servi le pouvoir de Ben Ali.
Au ministère de l’Intérieur en particulier, qu’aucune réforme en profondeur n’est parvenu à assainir. Dans un rapport publié en juillet, l’International Crisis Group (1) décrit un corps miné par les luttes de clans et une gestion interne arbitraire dévoyée par les interférences politiques. Traumatisée par les attaques qu’elle a subies pendant la révolution, déstabilisée par les décisions approximatives des premiers gouvernements post-Ben Ali, la police revendique son autonomie par rapport au pouvoir politique et voit dans la lutte contre le terrorisme, l’occasion d’une réhabilitation. Sans contrôle interne pour sanctionner les violences et la corruption, les corps de sécurité perpétuent leurs pires pratiques.

DES DISPOSITIONS MENAÇANTES

Les syndicats de police ont obtenu l’élaboration d’un projet de loi de « répression des atteintes aux forces de l’ordre ». Il prévoit non seulement de pénaliser le dénigrement des forces armées « avec pour objectif de nuire à l’ordre public », mais aussi d’exonérer de toute responsabilité pénale les agents qui feraient usage de la force létale pour repousser les attaques contre les locaux et équipements des forces de l’ordre. Face aux protestations des organisations des droits humains, le projet semble avoir été ajourné pour l’instant.
Le projet de loi anti-terroriste, en revanche, lui, a bien été adopté le 24 juillet. Initialement, il s’agissait de réformer un texte de 2003 que le pouvoir avait utilisé pour donner des formes légales à la répression politique, notamment des sympathisants du parti islamiste Ennahdha.
Le texte qui comporte des dispositions potentiellement liberticides, a alerté un collectif d’organisations internationales (2). La définition très extensive du terrorisme pourrait inclure « de simples manifestations pacifistes accompagnées de troubles  ». Ce texte prévoit la peine de mort dans dix-sept cas, alors que la Tunisie respectait un moratoire depuis 1991. La prolongation de la garde à vue jusqu’à quinze jours en l’absence d’avocat « expose les prévenus à des risques de mauvais traitements et de torture  ». La possibilité sans restriction de mettre sur écoute et d’intercepter la communication électronique sur décision du procureur ou du juge d’instruction « ouvre la porte à une surveillance invasive de l’ensemble de la société ». En dépit de ces réserves, le texte a été adopté par 174 députés sur 217, dans un élan d’unanimisme patriotique. Dans les médias, inchangés depuis l’ancien régime, les opposants ont été désignés comme des traîtres. Le quotidien francophone public La Presse a même appelé à poursuivre les députés qui n’avaient pas voté le projet de loi. Il a aussi dénoncé à la Une « l’ingérence » des organisations internationales de droits de l’homme, critique partagée par une partie non négligeable de l’establishment administratif et sécuritaire.
Une combinaison dangereuse se met en place. D’abord un État faible pour relever les défis économiques, sociaux, sécuritaires, autrement que par une alternance de clientélisme et de répression. Ensuite, une fracture de plus en plus béante entre l’autorité et une partie de la société, toujours marginalisée et sans perspective, annonçant des mouvements sociaux éruptifs, offrant un terrain favorable à la radicalisation jihadiste. Enfin, une culture répressive persistante parmi les élites. Peu à peu, la possibilité d’une régression autoritaire se dessine. Un nouvel attentat, des protestations sociales violentes, accéléreraient le processus, risquant de vider de leur sens les références formelles aux droits humains. Cette évolution signerait la victoire de ceux qui, au moyen du terrorisme, veulent faire échouer l’enracinement de la démocratie en Tunisie •
 
— Thierry Brésillon 
 
(1) Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie. International Crisis group, juillet 2015. www.crisisgroup.org
(2) Lettre à l’intention des Représentants du peuple concernant le projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent. MDE 30/2035/2015.
SOURCE / amnesty

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