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L’économie tunisienne sous la tutelle des syndicats

Le « marché » conclu cette semaine entre le gouvernement et l’UGTT est néfaste pour l’économie tunisienne, ruineux pour les finances de l’Etat et impropre à garantir la paix sociale à laquelle aspire le gouvernement pour entamer son programme de réformes. La jeune démocratie tunisienne se doit de réagir pour lutter contre les dérives d’une conception bistournée de la liberté qui légitime des comportements contraires  à la loi. Elle doit encadrer et réglementer strictement la liberté de défendre ses intérêts par des voies et moyens qui nuisent à la société et compromettent son avenir.
Le « marché » conclu cette semaine entre le gouvernement et la puissante centrale syndicale a le mérite de clarifier la situation : Les dirigeants syndicaux sont devenus les maîtres-arbitres de la politique économique tunisienne. Face à une économie plongée en pleine récession, la stratégie de sortie de crise adoptée par le Gouvernement consiste à battre en retraite face aux revendications corporatistes au prix d’une politique budgétaire insoutenable. Ce faisant, il se place définitivement dans une situation de dépendance vis-à-vis du pouvoir syndical conduisant à une situation d’inversion de la tutelle. Désormais, l’économie tunisienne est mise sous la tutelle de l’UGTT davantage qu’aux recommandations du FMI.
En effet, moins d’une semaine après l’intervention de la Directrice générale du FMI dans laquelle elle a pointé du doigt le danger inhérent à un alourdissement de la charge salariale sur les finances de l’Etat, le gouvernement vient d’acter une décision qui ne risque guère d’ « améliorer la composition du budget [et de favoriser] la réorientation des dépenses publiques au profit des investissements et des dépenses sociales. » La Directrice générale du FMI a certes grossi le trait en affirmant que la masse salariale de l’Administration en Tunisie est « …une des plus élevées au monde » mais est restée en deçà de la réalité que révèlent les récents chiffres de la semaine : la masse des salaires versés aux fonctionnaires de l’Etat a atteint au terme du premier semestre de l’année, 13,7% ; celle prévue par la loi de finances complémentaire atteindra 14,0% en fin d’année. Dans ce domaine, la Tunisie fait nettement mieux que des pays réputés pour la lourdeur de leur machine administrative tels que la France ou la Grèce mais reste en-deçà des records établis par le Danemark et la Finlande. (voir graphique cicontre). En vérité, la « victoire » arrachée par la direction syndicale est une victoire à la Pyrrhus. Le prix de la paix sociale imposé au gouvernement par une organisation dont la représentativité est inversement proportionnelle à son pouvoir de nuisance, est exorbitant. Le marché conclu au terme duquel la centrale syndicale s’engage à préserver la paix sociale d’ici 2017 s’apparente à un marché de dupes. En paraphrasant une célèbre phrase Churchillienne, il est permis de se demander si le gouvernement, qui avait à choisir entre la stabilisation macroéconomique et la paix sociale, ne risque pas en fin de compte de récolter le discrédit consécutif à l’aggravation de la crise économique et la guerre d’usure avec les syndicats.
Une victoire à la Pyrrhus car elle procède d’un calcul politicien à courte vue qui ne manquera pas d’aboutir à brève échéance à la précarité et à la détérioration du pouvoir d’achat de ceux qu’elle est censée protéger.
Sans évoquer les problèmes de compétitivité de la Tunisie vis-à-vis de ses partenaires européens, cette évolution salariale dans le contexte d’une économie en récession, risque d’avoir deux effets néfastes : d’une part, elle va contribuer à aggraver l’inflation et compromettre les efforts déployés par la politique monétaire pour l’endiguer ; d’autre part et surtout, elle discrédite sérieusement la relance de l’investissement public et rend très difficile une inversion de la courbe du chômage.
En effet, l’accord salarial intervenu au niveau de la fonction publique, celui attendu par contagion mécanique, au niveau du secteur privé et les concessions que le gouvernement finira en fin de compte par concéder pour apaiser la colère des instituteurs, ne manqueront pas de susciter d’autres mouvements catégoriels et des ajustements à la hausse de la plupart des revenus non salariaux qui échappent à toute régulation. Au final, c’est à une hausse généralisée et conséquente des coûts salariaux qu’une économie en pleine récession doit faire face. Or, depuis 2014, et malgré une certaine résistance de la part du gouvernement pour contenir la hausse des salaires nominaux sur fond d’une forte baisse des prix des produits importés et d’une appréciation du dinar (face à l’euro), le taux d’inflation est resté malgré tout supérieur à 5%. Autant dire que les hausses salariales concédées en temps de récession économique et d’érosion du dinar vont non seulement raviver la flamme de l’inflation mais également contribuer à aggraver la détérioration de la qualité des services publics.
Face à l’enflure des dépenses salariales et, face au tarissement des ressources propres de l’Etat, le gouvernement n’a d’autre choix que de rogner sur les « moyens des services », sur les dépenses d’investissement et à terme, sur les subventions des prix des produits de grande consommation. En clair cela signifie des salariés mieux rémunérés nominalement mais au pouvoir d’achat qui se détériore ; des fonctionnaires évoluant dans un cadre de travail dégradé faute d’investissements et de moyens pour assurer leur mission : servir le public ; des enseignants qui officient dans des écoles délabrées et dépourvues des moyens pédagogiques minima pour une éducation de qualité, des hôpitaux sans médicaments, des infrastructures sans entretien, etc
En somme, les augmentations salariales arrachées dans le secteur public et celles qui vont intervenir dans le secteur privé vont avoir pour résultat final un approfondissement de la crise économique, une dégradation des services publics, un appauvrissement du Tunisien et une détérioration de sa qualité de vie.
Un marché de dupes en raison des spécificités du syndicalisme tunisien assaisonné à la sauce UGTT. Les références idéologiques et l’organisation corporatiste de l’UGTT font qu’aucune trêve sociale n’est sérieusement envisageable.
Forte de sa légitimité historique, la Centrale syndicale a toujours agi et milité sur deux plans : d’un côté, elle est porteuse d’un projet économique et social pour la Tunisie, de l’autre, elle joue le rôle classique de défenseur du pouvoir d’achat et -accessoirement- des conditions de travail des travailleurs selon une démarche fortement tributaire des rapports de force du moment. Parti politique côté pile, syndicat représentant les travailleurs côté face. Depuis que le vent de la liberté a soufflé sur la Tunisie, l’UGTT est devenue de facto, un contre-pouvoir politique. Elle a acquis une position de pouvoir d’autant plus puissante qu’elle est quasiment la seule à pouvoir mobiliser la rue et paralyser des pans entiers de la vie économique et sociale pour contrer les velléités du pouvoir exécutif à changer les règles du jeu économique dans le sens qu’elle considère attentatoire à ses intérêts. Face à une organisation du pouvoir politique qui a abouti de fait à museler et à affaiblir le pouvoir exécutif, rien de véritablement significatif et structurant ne peut se faire sans l’extrême-onction de l’UGTT.
Dans ces conditions, comment espérer acheter la paix sociale pour s’adonner peinardement aux réformes économiques ? Des réformes dont l’essence profonde consiste à transformer le rôle et les modalités d’intervention de l’Etat providence, véritable garant de la vigueur et de la pérennité du pouvoir d’influence de l’UGTT. Des réformes dont l’objectif consiste à élargir l’espace des libertés économiques càd à développer le secteur privé de l’économie, un secteur où l’influence des syndicats est quasi insignifiante comme le montre l’expérience des dernières années et en tous cas, sans commune mesure avec l’influence qu’elle exerce dans les bastions de l’administration et des entreprises publiques. Comment espérer réformer véritablement les secteurs énergétique, bancaire, éducatif, minier et bien d’autres, sans encourir les foudres d’un syndicat où toute réforme est perçue comme un cadeau fait aux hommes d’affaires et aux riches ?
La deuxième spécificité réside dans l’organisation corporatiste et sectorielle du syndicalisme tunisien. Une organisation marquée par l’autonomie réelle acquise par les syndicats de base et les syndicats corporatistes tels que les syndicats des enseignants ou des mines par exemple. Une autonomie fruit entre autres, du discrédit qui a pendant longtemps frappé une Centrale obligée malgré elle de jouer le rôle de satellite du pouvoir politique et du parti unique au pouvoir. Une autonomie dont la conséquence pratique est l’absence de maîtrise totale par la Centrale des mouvements de contestation issus des syndicats corporatistes de base. La grève des enseignants du primaire qui se déploie sur fond d’un accord de paix sociale entre le gouvernement et la direction de l’UGTT en constitue l’illustration. La conflictualité qui se profile entre l’UTICA et l’UGTT à propos de la prise en compte des progrès de la productivité du travail en matière de revalorisation des salaires en est une autre. Et que dire de la colère des salariés du secteur touristique qui commence à gronder ? Dans ces conditions quel crédit accorder à un « marché » ruineux pour l’économie du pays, où l’une des parties, la Centrale syndicale, est incapable de maîtriser sa base et donc, d’honorer ses engagements ?
En réalité, s’il y a une évidence qui s’est imposée cette semaine c’est bien que la Tunisie a aujourd’hui besoin d’organiser et de réglementer le contre-pouvoir syndical. La jeune démocratie tunisienne ne peut souffrir de laisser les représentants des salariés (en fait d’un salarié tunisien sur cinq) imposer leur volonté à un Gouvernement qui jouit de la légitimité du peuple. Elle ne peut concéder au pouvoir syndical les moyens d’action susceptibles de lui permettre d’influer sur les choix stratégiques qui engagent l’avenir de la nation sans les encadrer strictement. Elle ne peut tolérer que des salariés qui bénéficient de la garantie d’emploi à vie, d’une durée de vie active parmi les plus courtes au monde et d’une pension de retraite quasiment équivalente à leur revenu de fin de carrière professionnelle, prendre en otage l’avenir du pays. C’est ce que les pays démocratiques dont nous nous évertuons à suivre l’exemple ont compris depuis belle lurette. La Grande Bretagne est en voie de se doter d’une loi qui vise à encadrer strictement le droit de grève et à rendre les arrêts de travail difficiles à mettre en œuvre. En France, la loi interdit le droit de grève à toute une catégorie de personnels (Compagnies républicaines de sécurité (CRS), personnels de police, magistrats, etc.) et une service public minima est organisé en cas de grève dans les secteurs sensibles. Inutile d’en rajouter car, lorsque la liberté telle que la conçoivent les Tunisiens et les syndicats d’aujourd’hui, légitime à leurs yeux des comportements contraires à la loi, lorsque la liberté de défendre des intérêts corporatistes est mise au-dessus de la (vraie) justice sociale (que l’on songe aux salariés du tourisme qui perdent chaque leur emploi) et de la loi, les démocrates se doivent de réagir pour préserver les Libertés et l’exercice démocratique du pouvoir.
Par : Hachemi Alaya (Ecoweek TEMA N° 33, du lundi 21 septembre 2015)
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