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A l’heure de la réconciliation : Les avatars de la Justice Transitionnelle En Tunisie

Par Mme Hager Ben Cheikh Ahmed *

L’idée de justice est née presqu’en même temps que les hommes, et fut développée dans les différentes civilisations où, elle reçut différentes définitions, différentes consécrations et différentes organisations. Distinguée souvent de la justice divine, la justice des hommes avait pour but au départ, l’assouvissement d’une vengeance vis-à-vis du bourreau. La loi du talion, le « Qassas », ne sont que des consécrations d’une idée de justice ayant pour emblème le fameux dicton « œil pour œil, dent pour dent ».

Mais l’idée d’une justice institutionnelle, apparue plus tard, véhicule souvent des objectifs qui dépassent la simple vengeance de la victime. La justice est avant tout régulatrice, en ce qu’elle permet de rétablir le droit, de réhabiliter des victimes, de dissuader et/ou de sanctionner le criminel. Elle est ensuite institutionnelle, en ce sens qu’elle est organisée en un véritable ordre composé d’instances dont les compétences varient selon l’objet de la requête, la situation géographique et le degré de juridiction. Enfin, la justice est répressive, car elle permet de punir, de sanctionner les coupables des crimes et des violations des droits d’autrui. Pour cela la justice exige l’indépendance, la neutralité et l’intégrité des magistrats, ainsi que leur impartialité. Mais cette justice, dite ordinaire, ne saurait sanctionner l’exceptionnel ni s’accommoder des temps de crises, car elle n’est pas outillée, ni matériellement, ni moralement pour ce genre de mission.  En période de crises ou d’événements exceptionnels ayant entrainé un changement au niveau des appareils de l’Etat, le recours à une Justice transitionnelle (JT) s’avère nécessaire voire indispensable, sans compter que les appareils de l’Etat sont souvent frappés de discrédit en période transitoire, ou dans les sociétés qui émergent d’un conflit ou du règne d’une dictature.

La JT est comme évoqué ci-haut, un mécanisme de la transition démocratique qui se situe précisément entre deux paradigmes : entre la gestion d’une crise et la prévention des risques futurs. Cependant, se limitant à sanctionner l’exceptionnel, la JT ne s’identifie pas selon les mêmes critères. En effet, la JT est une alternative à la justice classique, mise en place pour épurer des entreprises mal acquises et des administrations corrompues, pour transformer des questions de violations de droits en affaires d’opinion publique, découvrir des vérités enterrées, pour dédommager des victimes d’atteintes graves aux droits de l’homme, reconstruire la mémoire collective ou encore corriger et rectifier les déformations de l’histoire.

C’est ainsi que depuis longtemps, les sociétés avaient imaginé des formules permettant de dépasser une période de conflit, et d’instaurer une réconciliation et une paix, afin que les cruautés du passé ne réapparaissent plus. Ces formules avaient pris des formes diverses et s’étaient concrétisées au XXe siècle par la mise en place d’organes juridictionnels permettant de juger les auteurs des crimes commis (tels les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo crées au lendemain de la deuxième guerre mondiale chargés de juger les auteurs des crimes commis lors de la guerre). Plus tard, dans les années 80, et lorsque le mouvement de décolonisation s’était généralisé, que les pays africains avaient accédé à leur indépendance, un mouvement de démocratisation a commencé à se répandre en Afrique et en Amérique latine, et dont le but était de rompre avec le passé, de généraliser l’usage de la démocratie, et d’instaurer une réconciliation nationale après avoir jugé les auteurs des crimes et des exactions. Des expériences comme celle de l’Afrique du Sud ou du Chili, confirment la réussite de ces mécanismes mis en place dans ces pays. Ainsi, s’était développée une véritable théorie de la transition démocratique, inspirée et alimentée par les expériences vécues dans chaque pays, jusqu’à dégager des principes communs et des critères qui confortent cette théorie, sans nier la singularité de chaque expérience nationale.

D’ailleurs, les Nations Unies se pencheront de manière plus sérieuse sur la JT en mobilisant des moyens matériels et humains énormes pour « contribuer dans de nombreux pays en transition, déchirés par la guerre ou sortant d’un conflit, à l’accomplissement de ces tâches complexes mais vitales que sont la réforme et le développement des institutions garantes de l’Etat de droit ». (Rapport du secrétaire général de l’organisation, publié en 2004, intitulé le rétablissement de l’Etat de droit et l’administration de la justice, pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit, ou sortant d’un conflit).

Depuis, l’expansion de cette justice exceptionnelle ne cessera de s’étendre et est aujourd’hui en plein essor. D’abord, en raison d’un développement sans précédent d’une culture des droits de l’homme, dans sa conception indivisible et universelle, étayée par le développement de plusieurs mécanismes onusiens de protection des droits de l’homme, qui par leurs actions, avaient contribué à la mise en place de missions d’assistance et d’observations dans les pays en transition démocratique, ou qui vivent des situations de post-conflits.

Ce terme peut paraître contradictoire voire paradoxal. Il désigne un processus en plusieurs étapes enchainées et indissociables : d’abord, l’enquête sur le passé et sur les violations et les exactions commises, ensuite lever le voile sur cette vérité et la reconnaître, et puis poursuivre les auteurs des crimes dévoilés et permettre aux victimes la réhabilitation de leurs droits et une indemnisation équitable, et enfin la réconciliation, et la mise en place de mécanismes qui éviteraient que de telles injustices ne se reproduisent à l’avenir.

La JT peut être abordée sous plusieurs angles. Comme notion, comme processus ou encore comme mécanisme de la transition démocratique. Elle peut être considérée du point de vue du juriste, du journaliste de l’activiste des droits de l’homme, ou encore de la victime de violences et d’exactions commises pendant un laps de temps de l’histoire. Elle n’a pas forcément le même sens, et dépendra d’un subjectivisme inévitable selon que l’on est victime, enquêteur, juriste, journaliste, penseur, activiste…etc.

Au-delà d’une simple théorie, elle dépend également d’une certaine pratique, c’est-à-dire des circonstances de sa mise en œuvre et du contexte juridique, politique, culturel et social dans lequel elle est appelée à se développer. Son instauration sera parfois spontanée à l’initiative du pouvoir politique, ou parfois à la demande d’une organisation internationale, ou enfin, suite à un grand changement politique et social, mais doit se traduire impérativement par une volonté réelle de changement et un passage d’une situation à une autre.

Dénoncée parfois comme usurpatrice du rôle de la justice ordinaire, la JT est fréquemment convoitée par les magistrats des juridictions ordinaires qui veulent ainsi, en mettant en œuvre ce processus, redorer le blason de la justice ordinaire, souvent accusée d’être complice de l’ancien système. C’est pour cette raison qu’il est indispensable de tracer une ligne de démarcation entre la justice ordinaire et la JT, en cernant le mandat de l’une et de l’autre. Ainsi, des instances indépendantes et/ou provisoires, ou des instances reconnues officiellement et déléguée par l’Etat, et qui ne sont pas juridictionnelles, doivent être créées lors de situations de changement radical dans un Etat.

Or, depuis sa mise en place, le processus de JT a connu bien des déboires. En effet, ses déambulations ont failli le conduire à la dérive. Il est caractérisé par trois phases essentielles :

D’abord, la phase transitoire, caractérisée par le passage de la justice consensuelle à la justice exceptionnelle, et qui débuta par la mise en place au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, d’une commission d’enquête sur les violences et exactions commises à l’égard des citoyens, et une autre chargée d’enquêter sur la corruption et les malversations, réclamée bien avant la fuite du président déchu, par un certain nombre d’organisations de la société civile. Auxquelles s’étaient adjointes deux autres: une commission de confiscation des biens appartenant aux proches du président déchu, et une autre commission de rapatriement des biens se trouvant à l’étranger.

Ces commissions avaient été vivement critiquées, voire même persécutées. Acculée, assignée en justice ou calomniée, menacée et accusée de déformer ou de masquer des vérités, les travaux de l’une comme l’autre risquaient de compromettre une large part du monde des affaires et du pouvoir. Des réponses sur des questions mystère, comme celles relatives aux snipers (tireurs d’élite) aperçus les premiers jours du soulèvement populaire en Tunisie, ou des dossiers brulants de privatisations douteuses et de malversations ne satisfaisaient personne.

Lenteur procédurale, hésitation à ouvrir certains dossiers, faiblesse des moyens matériels et humains mis à la disposition des commissions, tentative d’immixtion dans les travaux entravant leur indépendance, et manque d’entrain de la part du pouvoir en place, à aboutir à des vérités, le  retard accumulé par les commissions n’avait fait qu’alimenter la colère populaire. Une colère qui n’a cessé de s’amplifier, sur fond de dérive sécuritaire, d’inflation et parfois même de pénurie alimentaire, baignant dans un climat politique instable et précaire.

Accusé d’avoir épuré certains dossiers, d’avoir été à l’origine de la lenteur du processus de JT, le gouvernement provisoire de la phase transitoire s’était abstenu de prendre des mesures concernant la JT. Il s’était contenté d’allouer des réparations aux victimes, et pris l’initiative de transformer la Commission anti-corruption et malversations en Instance permanente de lutte contre la corruption, démontrant ainsi que le mandat de cette commission – dont on avait prédit qu’il serait avorté et que la commission finirait par disparaître – était plutôt permanent, et qu’au contraire, le processus ne faisait que commencer.

Ensuite, la phase constituante : marquée par un passage de la justice transitoire à la justice « transactionnelle », dès les élections de l’Assemblée Nationale Constituante, le 23 octobre 2011. La question de la JT devint « politisée », les victimes et leurs familles exploitées dans les discours, les meetings politiques et les plateaux de télévision. Des associations virent le jour et commencèrent à organiser des sit-in, à faire pression sur le gouvernement. Au lendemain de l’installation de l’Assemblée nationale constituante, du temps fut gaspillé dans les discussions et les négociations portant sur les trois présidences et sur la répartition des portefeuilles ministériels. Du temps qui était compté sur la vie de certains blessés dont quelques-uns décédèrent entre temps, sur les intérêts financiers de certaines sociétés confisquées, sur la possibilité de rapatrier les biens du président déchu et de ses proches.

D’abord, la création d’un portefeuille ministériel dédié aux droits de l’homme et à la JT ne fut pas sans conséquences sur l’opinion publique, qui y voyait une façon d’usurper ce processus. En effet, dans un processus où l’Etat est mis en cause, il ne peut être l’instigateur de cette JT, car il ne peut à la fois être juge et partie. Pourtant, le premier gouvernement de la IIé république, maintiendra cette prérogative, en retirant le dossier des martyrs et blessés de la révolution au ministère de la justice et en l’accordant à un secrétariat d’Etat crée à cet effet, à la tête duquel fut nommée la sœur d’un soldat martyr.

Ensuite, cette phase constituante sera caractérisée par la multiplication des commissions, ce qui sèmera le doute sur leurs missions, ainsi que sur leur statut juridique inégal et incertain. En effet, en plus des commissions existantes, deux autres commissions au sein de l’Assemblée nationale constituante avaient été créées : une chargée des blessés et victimes de la révolution et une autre chargée de la lutte contre la corruption et les malversations semant la confusion, quant à leurs prérogatives et l’effectivité de leur travail, sans préjudice des questions liées à l’enchevêtrement des compétences. Sans compter la problématique de la Commission relative aux martyrs et blessés de la révolution, commission mort-née, car il n’eut jamais d’accord concret sur sa mise en place. De plus, certains membres du gouvernement et de l’Assemblée Nationale Constituante aspiraient à recevoir des dédommagements pour les années de persécution et d’emprisonnement subies sous l’ancien régime, ceci alors que le mécanisme de JT n’avait pas encore été mis en place.

Pour finir, les « transactions » faites de manière occulte achevèrent de semer le doute sur cette phase. En effet, revenant d’une visite officielle en Arabie Saoudite début mars 2012, le chef du gouvernement avait rendu visite à certains collaborateurs de l’ancien régime en leur lieu de détention, alimentant ainsi des rumeurs sur la possibilité de leur libération et leur exil en Arabie Saoudite en contrepartie d’aides financières, d’où l’expression de justice « transactionnelle », inventée à cet effet. Controversée, la libération – plus tard – de la quasi-totalité des collaborateurs du président déchu, avait fini de compromettre sérieusement le processus de JT.

L’Etat entendait à l’époque donner sa propre version, insolite certes mais aussi singulière, de la JT.

Enfin, La phase institutionnelle : marquée par la mise en place d’une JT institutionnalisée.

Longtemps revendiqué, le projet de loi – pourtant en préparation depuis la création d’un ministère des droits de l’homme et de la JT – ne sera promulguée que le 24 décembre 2013, après le « sit-in du départ », et la démission du gouvernement Laarayedh. Un texte truffé de pièges, de flous et de contradictions. Cette instance tant attendue n’aura pas le statut d’une instance constitutionnelle en raison de sa durée limitée dans le temps. Néanmoins ce n’est pas tant son statut qui affectera son indépendance, mais plutôt sa composition et la modalité de désignation de ses membres. Les quinze membres devaient en effet, être choisis par consensus ou à la majorité des deux tiers selon un mode de désignation partisan soumis à la règle de la proportionnalité au sein de l’Assemblée nationale constituante. Aucun recours, contre la sélection des membres n’était possible.

Par ailleurs, les critères de sélection des membres sont vagues et imprécis, même si la liste des déchéances – allant de l’occupation d’un poste au sein du gouvernement de la dictature, jusqu’à l’activité dans un parti politique, en passant par le soutien au président déchu pour se porter candidat aux élections présidentielles – permettait tout de même de cerner un peu la sphère des candidats. De plus, la loi avait ouvert la voie à ce que les victimes fassent également partie de l’instance, en accordant aux associations des victimes le droit de désigner deux membres au sein de l’instance. Un choix vivement critiqué. Ainsi, la nomination de la présidente de l’instance, avait généré un tollé général en raison de son statut de victime persécutée par l’ancien régime, et en raison de ses déclarations publiques envenimées contre l’ancien régime. Elle reflète souvent l’image d’une victime, ni apaisée, ni réconciliée avec son passé.

Ces lacunes n’ont pas manqué de jeter des zones d’ombre et des doutes sur la mise en œuvre du processus de JT. L’instance avait généré des interrogations multiples quant à sa capacité et son efficacité pour la réussite et la mise en œuvre du processus de JT, et qui ne peut se réaliser que par une volonté ferme de ne pas « bruler » ses étapes.

Alors que la rentrée s’annonce mouvementée, un projet de loi sur la réconciliation économique alimente déjà les débats et fait couler beaucoup d’encre. Proposé par la présidence de la république au début de l’été 2015, ce projet fortement controversé risque plutôt de l’isoler. Les critiques et les communiqués des acteurs politiques et de la société civile fusent de toutes parts, accusant la présidence de vouloir blanchir la corruption, en consacrant l’impunité. Jugé inconstitutionnel par les juristes, pour violation des principes de justice et d’équité, le texte décortiqué par les experts risque de faire éclater le processus de JT en voulant passer à la dernière étape, à une vitesse de croisière, balayant au passage, toutes les autres étapes dont le respect est primordial pour la réussite du processus.

 En effet, la première étape consiste, à solder le passé:

Peut-on bâtir un Etat nouveau en faisant table rase du passé ? Comment solder le passé sans sanctionner une partie de la société qui avait collaboré avec l’ancien régime ? Étape indispensable également pour établir la réconciliation nationale, il était donc difficile d’accepter de reconstruire les bases de la société, sans pour autant solder le passé et dévoiler la vérité en rapportant la preuve de l’existence des faits. Pour les victimes et leurs familles, comprendre ce qui s’est réellement passé est déjà une forme de reconnaissance du sacrifice et une façon de faire son deuil.

Le travail deux premières commissions – sans grand effort d’investigation il est vrai – avait subi des critiques acerbes et virulentes dans les médias. Certains spécialistes les accusaient d’avoir fourni un effort élémentaire. Ce faible pouvoir d’investigation était justifié par le fait que ces commissions ne pouvaient se substituer à la justice, dont le rôle est de conduire ces enquêtes.

Aussi, on attendait beaucoup de l’Instance « vérité et dignité », pour ne pas être simplement une enceinte d’écoute aux victimes, mais pour mener des enquêtes sérieuses afin d’établir la réalité des faits. A cet effet, elle fut dotée de pouvoirs suprêmes et d’un droit inconditionnel d’accès aux archives publiques et privées. Or, le droit d’accès ne signifie pas forcément un droit de saisie ni de levée, mais un droit de regard ou d’examen. Est-ce à dire que cette instance pourra se saisir désormais de toutes les archives publiques et/ou privées, y compris les plus confidentielles ? Cette prérogative avait ouvert la voie à moult interprétations lors de l’affaire dite des archives de la présidence. Une affaire qui a fait couler beaucoup d’encre en raison du fait que l’Instance « vérité et dignité » avait tenté de lever les archives de la présidence à quelques jours seulement de la fin du mandat du président de la république selon une procédure entachée d’irrégularités, puisque l’instance n’avait pas commencé à instruire des affaires, ni à mener des enquêtes.

Or, tout en gardant à l’esprit que celui qui détient l’information et les preuves, détient aussi « un » ou « le » pouvoir, il serait opportun au préalable de clarifier la destinée et le sort dévoué à ces archives que l’Instance « vérité et dignité » convoite, et le sort d’autres encore qui n’avaient pas été évoqués.

La seconde étape consiste – lorsque la matérialité des faits est établie sur les exactions commises – à identifier les atteintes et réparer le préjudice, constitue l’étape suivante de la JT :

Le terme réparation a été favorisé à celui de dédommagement car il s’agit d’une forme de compensation pour les peines et les blessures subies et non pas la contrepartie de celle-ci, et qui s’étend souvent vers un préjudice moral souvent inestimable, car il est immatériel (atteinte à la dignité, perte de sens, troubles psychiques, pertes de son travail, perte d’un être cher…etc.). Cette réparation, est une responsabilité à la charge de l’Etat, qui doit être proportionnelle à l’ampleur du préjudice subi et eu égard à la situation individuelle de chaque victime. Le choix fait par le législateur dans la définition de l’« atteinte » aux droits de l’homme, s’étend pour englober également les victimes par ricochet, du fait de leurs liens de parenté avec la victime. Un choix qui manque de clarté, car il ouvre la voie à une interprétation pouvant donner lieu à des réparations différentes et non objectives.

A partir de ce postulat, il faut rappeler que les victimes ou leurs familles n’avaient reçu au départ, qu’une réparation pécuniaire, octroyée à la hâte dès les premiers jours suivant la révolution, sur deux tranches, mais sans critères précis en se basant simplement sur des certificats médicaux ou rapports d’autopsie. Selon les enquêtes réalisées par la Commission nationale d’investigation sur les abus et les dépassements, plusieurs dossiers déposés n’étaient pas crédibles voire frauduleux. L’Etat n’a présenté aucune excuse officielle, ni consacré des cellules d’écoute aux victimes ou à leurs familles, dont certains se trouvaient dans une grande détresse morale, et aucune personnalité officielle n’avait à l’époque assisté aux funérailles ou ne s’était déplacée pour présenter des condoléances au nom des pouvoirs publics. De ce fait, les victimes ou leurs familles trouvaient que les sommes envoyées par courrier à leur domicile ne compensaient pas l’atteinte à leur dignité, pire même, elles en constituaient une atteinte à celle-ci.

L’Etat ne prendra que deux mesures uniquement à l’égard des blessés, en attendant la promulgation du projet de loi organique sur la JT : il s’agit, de l’octroi d’un montant complémentaire des indemnisations, et de la création au sein du ministère des droits de l’homme et de la JT d’une commission ministérielle chargée du suivi des dossiers des victimes. Une commission qui devait céder certaines prérogatives à une énième commission créée quelques mois après, chargée « d’étudier les dossiers du remboursement des dépenses de soins et de suivi des cas urgents des blessés de la révolution ». Ces décisions arrachées après une forte mobilisation des victimes ou de leurs familles, soutenues par la société civile, à l’effet de prendre en charge notamment la situation précaire des blessés graves, dont certains décédèrent entre temps.

 

  • Et puis il faut également Réprimer et réformer :

Interdits de voyage, certains hommes d’affaires accusés d’être complices de malversations avec l’ancien régime, avaient attendu des mois durant des procès qui s’étalaient en longueur, et en lenteur, pendant que leurs affaires étaient gelées, et que leurs transactions habituelles avortées, faisaient perdre au pays et aux entreprises concernées des sommes considérables. Certains seront graciés, d’autres devront s’acquitter de pénalités, tandis que d’autres encore demeurent interdits de voyage et attendent que la justice examine leurs dossiers. Le projet de loi sur la réconciliation économique devrait les relancer dans le monde des affaires, mais les attaques dont fait l’objet ce texte retarderont certainement – si elles ne l’avortent pas – sa promulgation.

Quant au procès des présumés meurtriers et bourreaux des victimes de la révolution, il convient de rappeler que la compétence avait été attribuée à la justice militaire en vertu de la loi de 1982 relative à l’organisation du corps des forces de sécurité intérieure. Un procès qui s’est étalé dans le temps, marqué par la pression des familles des martyrs et des blessés, des associations de la société civile d’une part, et celle des syndicats des forces de sécurité, d’autre part. Les unes criant à l’impunité et même dans certaines régions à la vendetta, les autres à l’injustice, mettant toujours au-devant des débats sur la réconciliation nationale.

Plus de quatre ans après la révolution, les dysfonctionnements qui ont été à l’origine de la crise sont toujours solides, aggravant une crise de confiance déjà installée depuis longtemps. Peut-on pour autant amputer l’Etat de ses appareils, combien même ceux-ci sont malades ? Le ministère de l’intérieur par exemple n’arrive pas encore à soigner son image de l’institution servile, méprisable et malhonnête malgré l’amélioration de sa communication.

Le rapport de la Commission nationale d’investigation sur les abus et les dépassements commis lors de la période allant du 17 décembre 2010 jusqu’à extinction de son objet, avait proposé quelques réformes importantes à engager, simplement ce rapport n’avait aucune force obligatoire, et les recommandations sont restées lettre morte.

Ces propositions de réforme sont substantielles et consolident la dynamique qui doit régner entre l’Etat et la société civile d’une part et l’instauration de la société civile d’autre part. Elle doivent porter sur la réforme et l’épuration du secteur de la justice, sur l’appareil sécuritaire par le bannissement de la violence, sur le secteur des médias dont la réforme de 2011 n’a pas été efficiente, sur les structures sanitaires mal équipées et inadaptées à la situation de crise vécue pendant la révolution, et enfin sur une réforme législative substantielle, car, le vide législatif ne permet pas de garantir à l’heure actuelle, aux témoins, la protection de leur intégrité physique, leur identité, leur domicile et leur vie privée. Le plus important c’est que ces mécanismes sont destinés à prévenir les risques de récidive, et éviter qu’après un certain temps une image positive de l’ancien régime ne réapparaisse, rappelant les horreurs et le cauchemar du passé.

De toutes ces étapes, aucune ne semble avoir été menée convenablement. Alors de quelle réconciliation peut-on parler ? Il est clair que le processus de JT est tronqué, et que la règle de deux poids, deux mesures semble lancée. Car, la réconciliation est un processus entier, par lequel s’achève celui de JT, et qui ne peut être soumis au clientélisme et aux choix à la carte. La réconciliation doit en effet, être politique, sociale, fiscale, et même judiciaire, et peut prendre l’aspect d’une amnistie. N’est-ce pas là ce que dicte l’impératif des principes d’égalité, d’équité, et de justice ?

*********

De l’étude des modèles de JT on peut tirer quelques enseignements : c’est que si la JT est avant tout une théorie, la pratique n’en fait pas forcément un modèle. En effet, il existe autant de modèles que d’expériences, car c’est la théorie qui met en œuvre la pratique mais c’est la pratique en revanche, qui transforme profondément la théorie et la forge. L’expérience tunisienne n’est pas seulement originale, elle est aussi singulière car elle fut à un moment donné parrainée par l’Etat. Loin de faire partie, cependant, des priorités de l’Etat, il est légitime aujourd’hui de s’interroger sur l’autonomie de la JT ou ses possibles interactions avec le pouvoir institutionnel. Le processus est-il déjà en marche ? Et indépendant de la sphère étatique ?

Depuis quatre ans, le processus de JT semble piétiné et peine à démarrer. En effet, l’Instance « vérité et dignité » avait été convoquée il y a plus d’un an, mais depuis sa première réunion, elle reflète une impression de lenteur et d’opacité, contraires aux principes de transparence et de bonne gouvernance instaurés par la nouvelle constitution de 2014. Elle avait en outre, commencé à recueillir les dossiers et les plaintes, alors qu’elle n’était pas complétement constituée et installée. De scandales en déclarations scandaleuses, elle ne cesse de déferler la chronique quant au choix de ses membres, l’élection de sa présidente, ses prérogatives, son budget, ses méthodes et enfin la démission de la majorité de ses membres, la plongeant dans une situation de blocage total.

Les prérogatives reconnues à l’Instance par la loi organique relative à la JT, lui confèrent un pouvoir sans égal, supérieur à celui des autorités judiciaires. En effet, ces pouvoirs ne sont soumis à aucune limite législative, à aucun mécanisme de contrôle et n’offrent aucune possibilité de recours contre les agissements, les abus ou le manque de neutralité, de transparence et d’impartialité s’ils sont relevés. C’est à se demander en définitive, s’il y a un pouvoir qui peut « arrêter » cette instance, d’autant qu’on ne peut lui opposer ni le secret professionnel, ni l’immunité.

Cette Instance qui semble au-dessus des lois et des institutions, est contraire à l’Esprit de l’Etat de droit, où toutes les institutions sont freinées par un mécanisme de contrôle, et où les citoyens ont le droit de se défendre et de s’opposer contre toute procédure tronquée, dans laquelle le respect du droit n’est pas observé. Par ailleurs, cette instance risque d’absorber tous les pouvoirs dévolus à d’autres institutions juridictionnelles ou commissions d’enquêtes, et de perquisitionner toutes sortes de documents d’archives qui doivent demeurer propriété de leurs institutions ou des archives nationales, car ils font partie de notre mémoire collective.

Lourdeur procédurale, gouffre financier, membres controversés, pouvoirs démesurés, l’Instance « vérité et dignité» a réuni tous les ingrédients d’un échec annoncé, qui inquiète et relance le débat sur l’utilité et la teneur du processus de JT en Tunisie, et qui semble changer au gré des gouvernements et des conjonctures. Mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est que par ce laxisme, certaines parties semblent pressées de tourner la page du passé et de reconstruire l’avenir, la JT risque alors de s’éteindre, avant d’avoir commencé.

* Communicatrice et experte en justice transitionnelle

 

 

 

 

Jamel Arfaoui
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